28

 

Le lendemain matin, Astyan appela son frère.

— Oharis, je veux que tu emmènes discrètement Maïa et Schoenée sur l’Hedreen. Camoufle-les dans des malles ou dans n’importe quoi d’autre. Explique-leur au besoin qu’il s’agit d’un jeu. Il faut que les Thartessiens ne s’aperçoivent de rien.

— Que se passe-t-il, frère ? Ces gens nous ont accueillis avec chaleur.

— Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Sache seulement que cette invitation est un piège ignoble destiné à nous éliminer, Anéa et moi.

Stupéfait, le jeune homme se tourna vers la Titanide, dont les yeux rougis prouvaient qu’elle avait pleuré. Elle acquiesça en silence. Astyan poursuivit :

— Que les gens de notre suite regagnent aussi le navire, avec le maximum de prudence. Choisis une vingtaine de guerriers parmi mes Braves ; ils nous suivront et joueront le rôle de notre escorte officielle. Au moment où aura lieu l’inauguration du temple, en début d’après-midi, tu appareilleras. Si l’on essaie de t’interdire la sortie du port, n’hésite pas à utiliser les armes. Tu disposes d’une puissance de feu bien supérieure à celle de Thartesse.

Le jeune homme hocha la tête.

— Voilà pourquoi tu as fait équiper l’Hedreen de cette manière. Tu te doutais de quelque chose.

— J’aurais préféré me tromper.

— J’agirai comme tu le souhaites. Mais j’aimerais mieux éviter d’utiliser ces nouvelles armes. Tu connais leur puissance.

— On ne nous laisse pas le choix, frère. Détruis tout navire qui tenterait de te suivre. Tu feras mine de gagner la haute mer ; une fois hors de vue, tu changeras de cap et tu te rendras sur la côte, à cet endroit-ci.

Il déroula une carte sur la table, puis désigna un point situé au sud de Thartesse, dans une région désertique.

— Cette petite baie est navigable et à l’abri de la vue. Tu attendras deux jours et deux nuits. Si, passé ce délai, nous ne sommes pas revenus, lève l’ancre et regagne Poséidonia au plus vite. Tu remettras ce pli aux sénateurs.

Il lui tendit un rouleau scellé.

— Ils sauront ce qu’il convient de faire. Qu’ils préviennent aussi les autres royaumes atlantes.

Oharis glissa le pli dans son ample cape.

— Tout cela m’effraie, Astyan. Ne pourrais-tu m’éclairer un peu ?

— Frère, Poséidonia doit se préparer à la guerre, même si nous ne revenons pas. Surtout dans cette hypothèse. N’hésite pas à repartir, car dans ce cas le sort de l’Atlantide reposera entre tes mains.

Oharis serra le Titan dans ses bras avec force.

— Tu peux compter sur mon dévouement total. Mais vous, soyez prudents.

— Aie confiance en nous. Les Serpents ignorent que nous avons déjoué leur machination. Cependant… il faudra que les dieux nous assistent.

Le jeune homme prit ensuite Anéa contre lui.

— Prends garde à toi, petite sœur.

— Si tout va bien, nous nous retrouverons dans deux jours.

Elle déposa un baiser léger sur les lèvres du jeune homme.

— Nous te confions la vie de Maïa et de Schoenée. Prends soin d’elles.

— Je m’occuperai d’elles comme si elles étaient mes propres filles.

Il s’inclina et quitta la chambre. Anéa se jeta alors dans les bras d’Astyan et éclata en sanglots.

— Astyan, j’ai l’impression de vivre un cauchemar. Comment une telle ignominie est-elle possible ? Et pourquoi ?

Il soupira.

— Peut-être avais-tu raison lorsque tu disais que les humains devaient accomplir leur évolution eux-mêmes. La Sagesse et la Connaissance ne peuvent s’obtenir qu’au travers d’échecs qui portent leurs leçons. Les Serpents et leur soif de domination ne représentent qu’une étape dans cette évolution.

— Alors nos pères, les dieux, ont commis une erreur ?

— Sans doute avaient-ils sous-estimé la complexité de l’âme humaine. Ils voulaient éviter aux hommes les souffrances et le danger de l’anéantissement total, mais c’est pourtant bien ce qui risque d’advenir. Malgré tous les efforts que nous avons fournis depuis six mille ans.

Ils restèrent un long moment silencieux, chacun respirant longuement le parfum de l’autre, pour s’en imprégner, s’en enivrer ; peut-être était-ce la dernière fois qu’ils avaient l’occasion de partager ainsi la tendresse qui les unissait. Anéa leva les yeux vers son compagnon et lui demanda d’une voix mal assurée :

— Astyan, crois-tu que nous ayons vraiment une chance de sortir vivants de cette aventure ?

— Je l’ignore. Nous n’avons jamais tenté ce genre d’expérience. Le seul atout dont nous disposions, c’est que nous sommes avertis du danger.

Il prit le fin visage de sa compagne entre ses doigts et ajouta avec force :

— Nous vaincrons !

— Mais qu’arrivera-t-il si nous échouons ?

— Jamais plus nous ne pourrons nous réincarner. Cette structure infernale est destinée à créer autour de notre âme un vortex immatériel qui l’enfermera dans une sorte de spirale sans fin, dont nous ne pourrons pas nous échapper. Seuls les dieux posséderaient le pouvoir de nous délivrer – en admettant qu’ils soient capables de nous retrouver dans l’Infini.

— Mais pourquoi nous jeter ainsi tête baissée dans le piège, puisque nous connaissons son existence ? Nous en savons assez à présent pour agir. Nous pourrions partir dès maintenant, après avoir détruit ce nid de frelons… Nous possédons les pouvoirs nécessaires.

— Il faut les faire croire à notre mort. C’est notre seule chance de démasquer Ophius.

— As-tu une idée de son identité ?

— Oui ! J’ai reconnu l’empreinte de ses schèmes mentaux dans l’esprit des guerriers que j’ai investis. Il s’agit de notre cher ami Saïth.

— Alors pourquoi ne pas le combattre dès maintenant ?

— Parce que c’est un être dévoré d’ambition et d’orgueil. Il ne se privera pas du plaisir de nous dévoiler ses plans avant de nous éliminer. Et ce sont eux que je veux connaître.

— Oui, bien sûr.

Elle demeura songeuse.

— Je me demande si je saurai jouer la comédie à Ashertari. Comment imaginer qu’elle ait pu nous trahir de la sorte ?

— Ces êtres ne sont pas seulement des humains ; ils sont habités par des esprits démoniaques et destructeurs. Ils savent dissimuler les projets les plus terrifiants sous le visage de la séduction. Tu dois leur rendre la pareille. Qu’Ashertari ne soupçonne rien.

Elle caressa le visage de son compagnon avec tendresse.

— Oh, Astyan, pourquoi ai-je douté de toi ? Hier soir, nous avons presque failli nous fâcher. Depuis six mille ans que nous vivons ensemble, cela ne nous était jamais arrivé. Quel pouvoir détient-elle sur moi ?

— Celui de l’amour. Nous sommes nés de parents divins, mais nous sommes aussi des êtres humains. Malgré les pouvoirs extraordinaires dont nous disposons, nous sommes soumis à nos passions et à nos sentiments, et l’amour est le plus puissant. Celui que tu éprouvais pour ta sœur t’a aveuglée, et ce d’autant plus que je la rejetais.

— Qu’elle soit maudite. Je m’en veux tellement d’avoir été bernée ainsi. Ce n’est plus de l’amour qu’il y a en moi, mais de la haine. J’aurai plaisir à la détruire.

— Non, Anéa ! Ne laisse jamais la haine te dominer. Elle est le côté sombre de l’amour, mais elle lui ressemble. Ces êtres sont nos reflets issus des ténèbres, la cristallisation de cette puissance contraire dont parlaient les dieux. Ils représentent la douleur, la destruction et l’obscurantisme – la mort absolue. Si nous cédons aux forces du mal, nous nous abaisserons à leur niveau, et cela signifierait l’abandon de tout espoir. Car si l’amour engendre l’amour, la haine engendre la haine, dans un cycle qui n’a pas de fin.

Elle essuya les larmes qui ruisselaient de ses yeux et hocha la tête d’un air déterminé.

— Alors nous devons vaincre. Nous n’avons pas le droit de laisser le monde entre les mains de ces… abominations.

Elle serra les poings, puis ajouta :

— C’est étrange : je n’éprouve aucune peur vis-à-vis de ce qui risque de nous arriver. Je ressens même une sorte de joie à l’idée de livrer combat. Sommes-nous tellement humains, nous aussi ?

— Je le crains, oui ! Mais c’est peut-être ce qui nous permettra de triompher.

Anéa posa la main sur la poignée de l’épée d’orichalque qui pendait à sa ceinture – un symbole de puissance dont ils n’avaient jamais cru devoir faire usage, depuis les lointaines origines de l’Empire. Le contact dur et froid du métal l’emplit d’une énergie nouvelle.

Astyan lui sourit. Pourtant il garda pour lui seul la pensée terrible qui lui avait envahi l’esprit : même s’ils parvenaient à tromper l’ennemi, celui-ci avait déjà vaincu. Il avait réveillé en eux les instincts agressifs, le goût du combat. La guerre qui se préparait aurait les mêmes conséquences sur tous les humains, quel que soit leur camp ; la paix disparaîtrait de l’Atlantide, et les peuples allaient perdre ce paradis en même temps que l’innocence que leur conférait l’esprit d’Amour universel.

L'Archipel Du Soleil
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